Bonjour, bonsoir, et au revoir pour cette partie du voyage,
En la bonne compagnie, velours et soie, d'Ella Fitzgerald et Louis Armstrong :
Cheek to cheek, interprétée en duo.
Bonne fin de semaine,
Bonnes routes,
Sylvain
Bienvenue petits et grands caribous !
jeudi 16 août 2012
Dans le texte : parcours compte-rendu de lectures
Bonjour, bonsoir,
Peut-être que je ne mesure pas bien à quel point ce message est indigeste ou ne vous intéressera pas, alors n'hésitez pas à vous en dispenser.
Il a presqu'exclusivement un usage personnel d'aide-mémoire et de compilation de passages de mes lectures qui, au cours du mois et demi passé ici, m'ont particulièrement parlé. Je voulais les noter, pour les articuler entre eux, et parce qu'ainsi, pour moi, ils auront imprégné le séjour que j'ai fait ici.
Donc voilà, baladez-y vous au fil de l'eau ou en cascades, ou bien zappez à votre gré.
Lectures I, 3ème temps du voyage.
J'ai commencé hier jeudi un 3ème livre, En canot sur les chemins du Roi. Une aventure en Amérique, de Jean Raspail, en édition du Livre de poche.
Publié en 2002, c'est le récit écrit en 1949 d'un voyage entrepris alors par Raspail et trois de ses amis, âgés d'un peu plus de vingt ans : remonter en canot comme aux XVIIe et XVIIIe siècles les cours d'eau depuis Montréal sur le Saint-Laurent jusqu'à la Nouvelle-Orléans sur le Mississipi.
Au début, comme il explique les raisons de cette entreprise, quel imaginaire l'y ont conduit, j'ai été surpris d'y trouver un éclaircissement sur une des questions du début de ce blog, le devenir de la Compagnie de la Baie d'Hudson.
Pp. 18-19 :
" Moi, c'était la baie d'Hudson qui parlait à mon imagination. La Compagnie de la baie d'Hudson, ou Hudson Bay Cie. Quelque chose comme Ultima Thulé, Samarcande, l'Atlantide, le cap Horn, l'Eldorado. Rien qu'à prononcer ce nom, à le tourner, le retourner, j'étais déjà parti, je m'y voyais. L'Epopée de la Fourrure ! Les grands canots de traite servis par vingt engagés s'élançant des rapides de Lachine vers les territoires vierges du Nord, des voyages de surhommes, des distances vertigineuses, avec quelques fortins de loin en loin, à des semaines l'un de l'autre, une tour carrée en rondins cernée d'une palissade de pieux, le drapeau de la Compagnie flottant aux vents glacés de l'Arctique. Je suivais la route du doigt sur le vieil Atlas général de mon père, la route du Pays-d'En-Haut, Fort Rupert, Fort Monsipi, Fort York ci-devant Bourbon, Fort Churchill, Fort Resolution, Fort Providence, Fort La Baleine, chacun de ces noms suivi de parenthèses encadrant les initiales emblématiques H.B.S., Hudson Bay Cie. L'atlas datait de 1880, à peu près l'année où l'épopée se tarit et où les canots fabuleux commencèrent de pourrir dans les hangars, mais pour moi ils vivaient encore. L'H.B.S. s'est aujourd'hui repliée dans la grande distribution. Son magasin principal de Ville-Marie, le centre commercial de Montréal, vend tout ce qu'on s'attend à y trouver, c'est-à-dire la même chose que ses concurrents, mais son enseigne légendaire brille dans la nuit de l'hiver : COMPAGNIE DE LA BAIE D'HUDSON. Chaque fois que j'en ai franchi les portes lors de mes récents séjours, me surgissaient à l'esprit des brigades de canotiers avironnant furieusement d'un fort à l'autre, et je considérais les rayons d'un autre oeil... "
Dans la bibliothèque de Nicole, je me suis aussi intéressé à un de ses livres comme à un exercice pour travailler l'anglais, In the skin of a Lion, de Michael Ondaatje, l'auteur par ailleurs du Patient anglais et dont j'ai appris qu'il était Canadien et Sri Lankais. J'en ai lu quelques pages et bien que ne comprenant pas tout, loin s'en faut, l'atmosphère décrite me plaît plutôt. L'histoire de Dans la peau d'un lion est censée se dérouler dans la vie turbulente des années 1920-1930 à Toronto, mais je n'en suis pas là ; pour l'instant, par les yeux d'un jeune garçon vivant avec son père dans un village de fermes et de forêt, on voit l'hiver canadien, le passage dans la nuit froide du petit matin d'immigrés saisonniers, une vache tombée à travers la glace, sauvée des eaux glaciales par le père, le fils et deux chevaux... je n'en sais guère plus. Je ne pourrai malheureusement pas avancer beaucoup plus avant ici, quittant ce domicile demain soir, Nicole nous conduisant après le dîner en voiture, Hiroko et moi, à nos nouveaux hébergements respectifs en centre-ville.
Mais voici un paragraphe, pp. 8-9 :
" He longs for the summer nights, for the moment when he turns out the lights, turns out even the small cream funnel in the hall near the room where his father sleeps. Then the house is in darkness except for the bright light in the kitchen. He sits down at the long table and looks into his school geography book with the maps of the world, the sweep of currents, testing the names to himself, mouthing out the exotic. Caspian. Nepal. Durango. He closes the book and brushes it with palms, feeling the texture of the pebbled cover and its coloured dyes which create a map of Canada. "
(avec des erreurs et approximations, une traduction :)
" Il rêve des nuits d'été, de ce moment où il éteint les lumières, où il éteint même la petite lampe dans l'entrée, près de la chambre où dort son père. La maison est alors plongée dans l'obscurité, à l'exception de la lumière éclatante dans la cuisine. Il s'assied à la longue table et regarde dans son livre de géographie d'école, celui avec les cartes du monde, le tracé des cours d'eau, expérimentant par lui-même l'exotisme des noms, prononcés de sa bouche. Caspienne. Népal. Durango. Il ferme le livre et en effleure la couverture de la paume de ses mains, percevant sa texture granuleuse et ses teintes colorées qui dessinent une carte du Canada. "
Lectures II, 2ème temps du voyage.
La 2ème de mes lectures ici aura été Vie et destin, de Vassili Grossman, aux éditions de L'Age d'homme.
Dans les mois de la bataille de Stalingrad, à l'hiver 1942-1943, il s'agit d'une vaste fresque sur le face à face de la Russie soviétique à un de ses tournants et de l'Allemagne hitlérienne. Nombreux personnages, liés entre eux, nombreux lieux, nombreuses situations. Comme Eschyle dans les Perses, Grossman porte un regard sur la guerre qui dépasse le nationalisme, Allemands comme Soviétiques étant pris dans cette vaste confrontation où, et Grossman est l'un des premiers à le montrer, se joue moins l'opposition des deux pays que, d'un côté comme de l'autre en miroir, la fragilité de la liberté humaine sous l'emprise de régimes totalitaires de masse, industriels et bureaucratiques, déshumanisants. Un de ses thèmes, en particulier, est le doute quant à la notion de bien, qui dès qu'on s'en forme une idée et qu'on veut l'appliquer, produit des effets négatifs, et l'unique recours trouvé dans la bonté, seule à préserver véritablement l'humain.
Bref, des sujets trop vastes pour que quelques extraits prétendent en rendre compte. Si vous le souhaitez, tentez votre propre lecture. Ici, juste deux-trois passages qui m'ont plu et parlé dans le contexte où je me suis trouvé ici.
J'ai bien aimé le personnage du lieutenant-colonel Darenski, envoyé comme en punition aux confins sud du front pour examiner les troupes soviétiques disséminées dans les steppes quasi désertiques.
Pp. 271-272, voiture en panne, une rencontre avec un cavalier :
" Triste et ennuyeuse apparaît la steppe kalmouke quand on la voit pour la première fois, quand on roule en voiture, soucieux et inquiet, et quand les yeux suivent distraitement la montée puis l'éloignement des collines qui sortent une à une de l'horizon pour, une à une, y disparaître... Le lieutenant-colonel Darenski avait l'impression que c'était toujours le même mamelon érodé par le vent qui se déplaçait devant lui, la même courbe qui s'ouvrait devant la voiture. Les cavaliers dans la steppe semblaient, eux aussi, toujours les mêmes, bien qu'ils fussent tantôt jeunes et imberbes, tantôt avec une barbe grise, que la robe de leurs petits chevaux fût tantôt noire, tantôt isabelle. (...)
Pour le voyageur venu en voiture de la ville, tout se fondait en une grisaille misérable et informe, tout devenait d'une ressemblance monotone... Dans cette steppe kalmouke qui s'étend vers l'est jusqu'à l'estuaire de la Volga et les bords de la mer Caspienne, où elle se transforme en désert, la terre et le ciel se sont reflétés l'un dans l'autre depuis si longtemps qu'ils se ressemblent, comme se ressemblent mari et femme quand ils ont vécu toute leur vie ensemble. Et il est impossible de savoir si c'est le gris de l'herbe qui pousse sur le bleu incertain et délavé du ciel ou la steppe qui s'est imprégnée du bleu du ciel, et il devient impossible de distinguer le ciel de la terre, ils se fondent dans une même poussière sans âge. (...)
Darenski était sorti de sa voiture et regardait un cavalier immobile au sommet d'une colline. Son khalat ceint d'une corde, il montait un petit cheval à poil long ; du haut de son monticule, il observait la steppe. Il était vieux, son visage avait la dureté de la pierre.
Darenski héla le vieillard, alla vers lui et tendit son porte-cigarettes. Le vieux se tourna sur la selle avec la légèreté d'un jeune homme et la grave lenteur de la vieillesse ; ses yeux se posèrent sur la main qui tendait les cigarettes, puis sur le visage de Darenski, son pistolet accroché à sa ceinture, ses barrettes de lieutenant-colonel, ses bottes élégantes de dandy. Ensuite il prit une cigarette et il la fit rouler entre ses petits doigts fins, si petits et si fins qu'on aurait dit une main d'enfant.
Le visage dur, aux pommettes saillantes, du vieux Kalmouk se transforma, et entre les rides, c'étaient maintenant des yeux pleins de bonté et d'intelligence qui regardaient Darenski. Et il devait y avoir quelque chose dans le regard de ce yeux bruns, à la fois confiants et scrutateurs, car Darenski se sentit soudain, sans raison aucune, gai et heureux. Le cheval, méfiant, qui avait dressé les oreilles à l'approche de Darenski, pointa vers lui une oreille curieuse puis l'autre et enfin il sourit des toutes ses grandes dents et de ses yeux merveilleux.
- Merci, dit le vieux d'une voix fluette. "
Plus loin, soirée à la russe, au désert, avec un autre militaire, pp. 361-363 :
" Darenski avait l'impression maintenant que les steppes avec les cours d'eau et les lacs étaient une sorte de paradis terrestre, on y voyait de l'herbe, parfois un arbre, on y entendait hennir les chevaux.
Des milliers d'hommes habitués à la rosée du matin, au bruissement du foin, à l'air humide étaient installés dans ce désert de sable. Le sable fouette la peau, pénètre dans les oreilles, il crisse dans la bouillie et dans le pain, il se glisse dans le sel et les culasses, dans les mécanismes des montres, dans les rêves des soldats... Le corps de l'homme, ses narines, sa gorge, ses mollets souffrent. (...)
Darenski passa sa journée à inspecter les positions de l'artillerie, il discutait, écrivait, dessinait des schémas, examinait les pièces et les stocks de munitions. Le soir, il était épuisé, ses oreilles bourdonnaient, ses jambes, peu habituées à marcher dans le sable, lui faisaient mal. (...)
Bova, le chef d'état-major du régiment d'artillerie, invita Darenski à passer la nuit chez lui. Malgré son nom de preux de légende, Bova était voûté, chauve et sourd d'une oreille.
Bova vivait dans une cahute de planches enduites d'argile et de fumier, le sol était couvert de quelques plaques de tôle rouillée. Elle ressemblait en tout point aux cahutes qu'habitaient les officiers à travers les sables.
- Salut, dit Bova en secouant énergiquement la main de Darenski. On est bien ici, hein ? (...)
- Oui, pas terrible comme logis, dit Darenski, étonné par la transformation du doux et calme Bova.
Il installa Darenski sur une caisse qui avait contenu des conserves américaines, lui tendit un grand verre sale, couvert de traces de dentifrice qu'il emplit à ras bord de vodka et lui présenta une tomate marinée sur un lambeau de journal détrempé.
- Régalez-vous, camarade lieutenant-colonel, voici le champagne et les ananas.
Darenski, peu porté sur l'alcool, but une petite gorgée précautionneuse, posa le verre loin de lui et entreprit d'interroger Bova sur la situation dans l'armée. Mais Bova n'avait pas envie de parler travail. (...)
Les paroles de Darenski eurent un effet extraordinaire sur Bova : il jura et poussa un cri de désespoir.
- Et maintenant, tout ce qu'on a, c'est des Kalmoukes !
- Là, je ne suis pas d'accord, dit Darenski.
Et il prononça un discours assez bien construit sur le charme des femmes des steppes, sentant l'herbe et la fumée, aux pommettes hautes et à la peau basanée. Il se souvint d'Alla Sergueïevna et conclut :
- D'ailleurs, des femmes, il y en a partout Il n'y a pas d'eau dans le désert, ça, c'est vrai, mais des dames, ça se trouve.
Mais Bova ne répondit pas et Darenski s'aperçut que son hôte dormait, et il comprit enfin que Bova était fin saoul.
Les ronflements de Bova ressemblaient aux râles d'un mourant, sa tête pendait du lit. Darenski, avec cette patience et cette bonté particulières qu'éprouve l'homme russe à l'égard d'un ivrogne, mit un oreiller sous la tête de Bova, essuya un filet de bave, puis il chercha un endroit où il pourrait s'installer pour dormir.
Darenski étendit sur le sol la capote du maître des lieux, puis la sienne, prit sa sacoche en guise d'oreiller.
Il sortit, avala l'air frais de la nuit, en soupira d'aise, se soulagea tout en contemplant les étoiles, se dit : "Ouais, le cosmos" et rentra dormir.
Il s'étendit sur le manteau de Bova, se couvrit du sien, mais au lieu de fermer les yeux, il resta à fixer l'obscurité. "
C'est peut-être là qu'il convient de citer les vers du poème de William Blake, extraits des Chants d'innocence, que récite l'Indien Nobody, dans le film Dead man de Jim Jarmusch, tandis qu'il accompagne le personnage de Johnny Depp, portant le même nom que le poète anglais, une balle dans le coeur, à travers les forêts des Rocheuses de 1880, sur les rivières jusqu'au rivage du Pacifique, sur un canot dernière demeure où reposer. Leur musicalité circulaire fait dépasser la seule obscurité. J'ai assez aimé le film pour les connaître par coeur, ils m'ont accompagné ici entre arbres et rochers.
Every night and every morn, Some to misery are born.
Every morn and every night,
Some are born to sweet delight.
Some are born to sweet delight, Some are born to endless night.
Some are born to sweet delight, Some are born to endless night.
Chaque soir, chaque matin, Tels naissent pour le chagrin.
Chaque matin, chaque soir, Tels pour délices d’espoir.
Tels naissent pour les délices, Tels pour nuit qui ne finisse.
(traduction de http://poussierevirtuelle.over-blog.com/article-27698210.html)
A un autre endroit, Grossman nous parle aussi des forêts.
Dans ce passage, situé dans un camp allemand de prisonniers de guerre, Mostovkoï, bolchévik de la première génération, compagnon de Lénine et convaincu idéologiquement que la ligne du Parti exprimée désormais par Staline représente le bien, quoi qu'il fasse faire pour la faire appliquer, lit la lettre-testament d'un autre prisonnier de guerre, Ikonnikov, vieux résistant en conscience à tous les maux infligés aux hommes, aussi bien sous les Tsars que lors de la collectivisation sous Lénine ou la dékoulakisation et les procès de 1937 sous Staline, et en conséquence vieil habitué de tous les camps russes jusqu'à ce camp allemand en période de guerre. Par Ikonnikov, vraisemblablement, parle Grossman lui-même.
Pp. 382-383 :
" (...) Maintenant, l'horreur du fascisme allemand est suspendue au-dessus du monde. Les cris et les pleurs des mourants emplissent l'air. Le ciel est noir, la fumée des fours crématoires a éteint le soleil.
" Mais ces cris inouïs, jamais vus encore dans l'univers entier, jamais vus même par l'homme sur terre, ces crimes sont commis au nom du bien.
" Il y a longtemps, alors que je vivais dans les forêts du Nord, je m'étais imaginé que le bien n'était pas dans l'homme, qu'il n'était pas dans le monde des animaux et des insectes, mais qu'il était dans le royaume silencieux des arbres. Mais non ! J'ai vu la vie de la forêt, la lutte cruelle que mènent les arbres contre les herbes et les taillis pour la conquête de la terre. Des milliards de semences, en poussant, étouffent l'herbe, font des coupes dans les taillis solidaires ; des milliards de pousses autosemencées entrent en lutte les unes contre les autres. Et seules celles qui sortent victorieuses de la compétition forment une frondaison où dominent les essences de lumière. Et seuls ces arbres forment une futaie, une alliance entre égaux. Les sapins et les hêtres végètent dans un bagne crépusculaire, dans l'ombre du dôme de verdure que forment les essences de lumière. Mais vient, pour eux, le temps de la sénéscence et c'est au tour des sapins de monter vers la lumière en mettant à mort les bouleaux.
" Ainsi vit la forêt dans une lutte perpétuelle de tous contre tous. Seuls des aveugles peuvent croire que la forêt est le royaume du bien. Est-il vraiment possible que la vie soit le mal ?
" Le bien n'est pas dans la nature, il n'est pas non plus dans les prédications des prophètes, les grandes doctrines sociales, l'éthique des philosophes... Mais les simples gens portent en leur coeur l'amour pour tout ce qui est vivant, ils aiment naturellement la vie, ils protègent la vie ; après une journée de travail, ils se réjouissent de la chaleur du foyer et ils ne vont pas sur les places allumer des brasiers et des incendies.
" C'est ainsi qu'il existe, à côté de ce grand bien si terrible, la bonté humaine dans la vie de tous les jours. C'est la bonté d'une vieille qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c'est la bonté d'un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d'un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. C'est la bonté de ces gardiens de prisons qui, risquant leur propre liberté, transmettent des lettres de détenus adressées aux femmes et aux mères.
cette bonté privée d'une personne à l'égard d'une autre personne est une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie. (...) "
Lectures III, 1er temps du voyage.
J'ai déjà plusieurs fois évoqué ma progression dans le livre de Marc Fumaroli, Paris-New-York et retour. Voyage dans les arts et les images, chez Fayard.
Son enquête voyageuse m'a beaucoup intéressé, et il cite nombre d'auteurs, d'oeuvres, de moments de sa démarche, dont quelques-uns m'ont plus concerné et dont j'avais envie de garder une trace regroupée ici.
- Un extrait des Pâques à New-York de Blaise Cendrars.
C'est à cette heure-ci, c'est vers la neuvième heure
Que votre Tête, Seigneur, tomba sur votre coeur.
Je suis assis au bord de l'océan
Et je me remémore un cantique allemand.
Où il est dit, avec des mots très doux, très simples, très purs
La beauté de votre Face sous la torture
Dans une église, à Sienne, dans un caveau,
J'ai vu la même Face, au mur, sous un rideau.
Et dans un ermitage, à Bouré-Wladislasz,
Elle est bossuée d'or sous une châsse.
De troubles cabochons sont à la place des yeux
et des paysans baisent à genoux Vos yeux
Sur le mouchoir de Véronique. Elle est empreinte
Et c'est pourquoi Sainte Véronique est votre Sainte.
C'est la meilleure relique promenée par les champs,
Elle guérit tous les malades, tous les méchants.
Elle fait encore mille et mille autres miracles
Mais je n'ai jamais assisté à ce spectacle.
Peut-être que la foi me manque, Seigneur, et la bonté
pour voir ce rayonnement de votre Beauté.
Pourtant, seigneur, j'ai fait un périlleux voyage,
Pour contempler dans un béryl l'intaille de votre image
Faites, seigneur, que mon visage appuyé sur les mains
Y laisse tomber le masque d'angoisse qui m'étreint.
(...)
Seigneur, l'aube a glissé, froide comme un suaire
Et mis tout à nu les gratte-ciel dans les airs.
Déjà un bruit immense retentit sur la ville
Déjà les trains bondissent, grondent et défilent.
Les métropolitains roulent et tonnent sous terre
Les ponts sont secoués par les chemins de fer.
La Cité tremble. Des cris, du feu, et des fumées,
Des sirènes à vapeur rauquent comme des huées.
La foule enfiévrée par les sueurs de l'or
Se bouscule et s'engouffre en de longs corridors.
Trouble, dans le fouillis empanaché des toits,
le soleil, c'est votre Face souillée par les crachats.
(...)
- Un extrait d'un "poème-prière" de Jorge Luis Borgès (p. 301)
" Diodore de Sicile raconte l'histoire d'un dieu dépecé et dispersé ; qui en marchant au crépuscule ou en traçant une date de son passé, n'a jamais senti qu'il s'était perdu une chose infinie.
" Les hommes ont perdu un visage, un visage irrécupérable, et tous voulaient être cet étranger (rêvé dans l'empyrée, sous la Rose) qui, à Rome, vit le linge de Véronique et s'écria plein de foi : "Jésus-Christ, mon Dieu, Dieu de vérité, ton visage était donc ainsi."
(...)
" Nous avons perdu ses traits, comme on peut perdre un nombre magique fait de chiffres ordinaires, comme on perd pour toujours une image dans le kaléïdoscope. Nous pouvons les voir et les ignorer. Le profil d'un Juif dans le métro est peut-être celui du Christ ; les mains qui nous tendent quelques monnaies au travers d'un guichet répètent peut-être celles que les soldats un jour clouèrent sur la croix.
" Peut-être un trait du visage crucifié est-il à l'affût dans chaque miroir. Peut-être le visage mourut-il, s'effaça-t-il, pour que Dieu soit tout le monde.
Qui sait si cette nuit, nous ne le verrons pas dans le labyrinthe du rêve, et si, demain, nous ne l'aurons pas oublié. "
- Marc Fumaroli lui-même, sur le point de quitter New-York pour s'en retourner vers Paris, et distinguant, dans ce passage d'arpenteur urbain, le réel vu par le regard naturel, à échelle humaine et duquel participe, dans son livre, l'art du peintre, et le regard médiatisé par les instruments, microscopes, lunettes, photographie, cinéma, qui depuis le XVIIIe siècle, dans un mouvement s'accélérant, objective le monde et contamine, voire même tend à faire oublier, le regard naturel, sous prétexte de scientificité et d'exactitude.
" J'ai beaucoup flâné dans cette ville où l'on ne flâne pas, mais où l'on marche beaucoup, à vive allure. En bus, dans le métro, je n'ai cessé de croiser des gens usés et fatigués, jeunes et moins jeunes, tassés sur eux-mêmes, pas assez sans doute pour intéresser les photographes de la déréliction humaine, mais trop peu présentables pour être remarqués par les photographes d'art et de glamour. A pied, j'ai poussé mes promenades dans les quartiers les plus délités ou les moins fardés de cette île fabuleuse où se concentrent tant d'échantillons d'humanité, les plus vrais et les plus faux. J'ai croisé tant de visages préoccupés et énervés que j'aurais aimé interroger, tant de profils perdus que j'aurais aimé voir de face, tant de bonnes gens vaquant à leur petit commerce ou à leur office et qui avaient l'air à leur affaire. Je n'ai jamais emporté mon Leica. Les vrais gens, à New-York comme ailleurs, ont naturellement horreur que des inconnus les photographient.
Et puis, j'avais toujours l'impression qu'ils avaient tous été plusieurs fois et souvent photographiés, sondés, comptabilisés, évalués, et que même eux, dans ces quartiers assez tristes et excentrés de la capitale de la modernité, appartenaient à un monde quotidien, un peu mangé par la publicité et les technologies miniaturisées, mais aussi étrangement archaïque ou intemporel qu'un bazar du Moyen-Orient, en regard de l'inimaginable république mondiale de savants cartésiens imaginés par Swift, plus réelle, solidaire et impavide que jamais aujourd'hui, dans ses laboratoires où elle s'est pourvue de prodigieuses prothèses cognitives, observant ce petit monde de très loin, avec les mêmes yeux de verre qui se promènent parmi les atomes ou les galaxies, maîtres de sauver des vies, maîtres aussi de les rendre soudain plus caduques.
J'en ai oublié les musées et les galeries, les affiches et les portables leur menue monnaie. J'ai fini par apprendre par coeur et je me suis récité dans l'avion de retour, en guise d'au revoir et avant de m'endormir, le poème-moderniste de Jorge Luis Borges. "
(...)
Peut-être le visage mourut-il, s'effaça-t-il, pour que Dieu soit tout le monde.
***
Voilà pour ce long parcours de lectures dans le texte, tissu bariolé et mal cousu mais où des échos pour moi se font entendre.
Il va être l'heure que j'aille me coucher.
Demain, dernier jour dans cette maison, le sac et les préparatifs à faire pour la suite du voyage - et bien accueillir Isabelle le lendemain.
Autre voyage à venir, cheek to cheek / joue à joue.
J'aime beaucoup cette chanson, douce et poignante ; voyez ici (http://www.youtube.com/watch?v=Rtj_yYR27ug) la remarquable version interprétée par Billie Holiday.
Une nouvelle fois la bise,
Sylvain
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